Stefan Banz

Stefan Banz

Kunsthalle Marcel Duchamp

Étant donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage... (1946–66) de Marcel Duchamp est une version illusionniste et modifiée du Grand Verre (La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, 1915-23) et en ce sens, l’installation fonctionne à la fois comme un travail de duplication et comme nouvelle création.

Le Grand Verre se compose de deux plaques de verre : le verre des célibataires dessous et le verre de la mariée au-dessus. Fragile, l’œuvre fut brisée en 1926 lors du transport de retour du Brooklyn Museum à la maison de Katherine S. Dreier dans le Connecticut. Duchamp décida alors de la consolider avec deux nouvelles plaques de verre.

Étant donnés est composé de deux espaces : dans le premier, qui est accessible, se dresse une ancienne porte à deux battants,  fermée,  percée de deux trous, à travers lesquelles on peut découvrir un deuxième espace, celui-ci non accessible. Entre la porte percée et la scène proprement dite se trouve encore une ouverture intermédiaire, créee par un mur de briques perforé qui offre à la vue du spectateur le corps nu d’une femme, couchée sur la paille, dont la vulve glabre est mal formée. Deux autres éléments caractérisent la scène : la femme impudique arbore une lampe à gaz bec-Auer allumée, et en arrière-plan, une petite chute d’eau (évoquant une seconde vulve), éclairée par un dispositif mécanique, « s’écoule silencieusement ) comme une seconde vulve dans un paysage mystérieux et idyllique.

Cette version illusionniste du Grand Verre en possède tous les ingrédients, mais elle est également influencée par de nombreuses sources, telles que l’Origine du Monde de Gustave Courbet, par les peintures de nymphes et de cascades de Louis Michel Eilshemius (voir illustration), mais aussi par les corps maltraités de la Seconde Guerre mondiale (réalité) ou par l’imagerie populaire du cinéma (fiction). L’œuvre de Duchamp est une métaphore de l’imitation et de ses conséquences.

Dans le Grand Verre, c’est le projet d’un viol collectif qui détermine la forme et le contenu. Neuf célibataires sont en colère et fulminent, rêvant de pouvoir entreprendre une mariée, sans que ce fantasme ne devienne jamais réalité. En 1923, Duchamp décide que le Grand Verre restera définitivement inachevé infligeant à l’œuvre en cours un véritable coïtus interuptus.

Étant donnés, en revanche, présente  le moment après le crime (crime qui pourrait être la Seconde Guerre mondiale) comme un temps d’impunité. En regardant par les deux trous, on est confronté au dernier sursaut d’une femme blessée. Le spectateur devient le témoin d’un crime d’un État sans droit. Sommes-nous de simples voyeurs, ou sommes-nous prêts à apporter une aide active ? Allons-nous nous impliquer, ou regardons-nous passivement ? Éprouvons-nous du plaisir à la souffrance d’autrui ou sommes-nous réellement bouleversés ?

Duchamp va encore plus loin : il nous demande si l’art peut montrer la voie de la lumière (bec Auer). Sommes-nous vraiment meilleurs parce que l’on se préoccupe d’art ? La nature est-elle vraiment idyllique ou est-elle le terreau de nos pensées secrètes, constituées uniquement de l’idée d’idylle ? La violence se niche-t‑elle justement dans l’illusion de l’idylle ?

Étant donnés est écrit avec un « s », c’est un pluriel à la fois original et copie, création et recréation, anecdote et métaphore, immédiateté et obstacle, complexité et stéréotypie, image d’un espace et espace d’une image, réalité et illusion. L’œuvre est un appel à la vision double, et à la pensée double. C’est la nuance entre la lumière et la clarté, entre l’idylle et le préjudice, le témoin et le voyeur, la réalité et la simulation, la création et l’appropriation, le vrai et le toc, que Duchamp lui-même qualifiait d’ « infra-mince », d’imperceptible, à la limite du visible. C’est cela qui apparaît derrière la double-porte et que l’artiste a rendu visible.

Stefan Banz, Cully, le 2 octobre 2017

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