Une peinture du quotidien et de son dépassement

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Philippe FRETZ, Une peinture du quotidien et de son dépassement

Les grandes toiles à l’huile de Philippe Fretz sont à la jonction de deux mondes, comme portés par deux pensées
contraires de la représentation : la rationalité concrète du réalisme et son dépassement dans un projet quasi
spirituel. Un paradoxe, car chaque tableau est donné d’emblée, dès le premier regard, comme unité. Des
harmonieuses couleurs pastels de tonalités proches et cependant contrastées, à la rigueur constructive, à la
stabilité des structures et construction d’une profondeur soutenue par la rationalité d’une perspective très
minutieuse, aux pâles lointains d’une brume évanescente qui n’a pas la force de cacher l’horizon, c’est ce que
donne un premier regard sur ce qui pourrait paraître monotone. Il faut ensuite donner du temps à l’oeil et à
l’esprit pour en saisir les intimes subtilités.

Chez Philippe Fretz, la maitrise formelle, du dessin et de la couleur, ne sont que les moyens d’une série de
méditations sur un seul thème à double face commune et intime: L’usine Kugler, lieu du quotidien de 161
artistes, mais aussi lieu de la créativité individuelle de l’artiste. Un retour sur soi-même, donc ! et, au-delà, un
engagement pictural portant sur la logique de la représentation, la rationalité réaliste et son dépassement, la
perspective, le destin de l’Usine, comme illustration d’une résistance politique. Peinture donc de l’atelier, de
l’intimité créatrice et de leur avenir incertain.

Pour remplir ce programme, l’artiste convoque des pans entiers de l’histoire de l’art, il enjambe les siècles et
nous verrons que ses oeuvres sont justement fondées sur les passages, les rapprochements inattendus (formel,
perspectif, symbolique, et de sens).

Première mise en garde, cette ruche bourdonnante d’artistes est peinte comme un grand silence pastel, qui
est comme figé dans l’immobilité du temps, par de clairs espaces empruntés au Quattrocento et même à Giotto,
par la rigueur perspective aussi et l’immobilité des figures. Belle ambiguïté de ces compositions aux finalités
multiples. Car les représentations de l’usine Kugler s’ouvrent aussi dans un jeu de symboles et de
correspondances mémorielles, qui font de ce lieu de création un lieu privilégié pour interroger les vastes champs
de la culture du peintre.

Ces calmes méditations, dont l’équilibrage harmonieux est comme calculé à l’aune d’un dieu, ou plutôt, mesuré
pour une réalité qui n’aurait perdu ni son centre, ni ses significations profilées sur un sage infini, sont cependant
traversées d’étranges objets, générateur de transgression, transgression du temps, de la logique spatiale et surtout
transgression des représentations en tant que représentation.

Ces formes ordonnées, ces apparentes naïvetés, peuvent d’ailleurs cacher des violences que la forme même
révèle : forêt d’un vert profond, perspectives raidies au cordeau, rigueur réaliste obstinée de certains détails.
C’est dans la calme complexité constructive, qui organise, dans la forme et les significations, le connu et
l’inattendu, le raisonnable et l’irrationnel que l’on peut saisir l’étrangeté du pensé qui soutient cette
représentation réaliste paysage. Paysages dans lesquels l’unité des représentations est comme divisée au grès des
détails et même comme brisée. Mais, et c’est là l’un des charmes étonnants de cette peinture réaliste et presque
métaphysique, que son unité morcelée, renaisse dans l’harmonie de l’ensemble, soutenue par la disposition des
détails et par un subtile jeu de couleur. Car Philippe Fretz est un véritable coloriste, un amateur des tons pastels
(retenue éthique), mais aussi un artiste qui ose juxtaposer des couleurs cassées et faire vibrer l’ensemble de
quelques touches à chromatiques intenses bleu lumineux, rouge incandescent ou verte flamboyant (l’explosion
spirituelle).

Même contraste dans l’économie générale de ces grandes toiles rectangulaires, dans lesquelles les plans
s’emboitent souvent, dans une succession frontale, rompue cependant par quelques ondulations plus souples, où
des vues diagonales osées exercent un effet structurant et se perpétuent dans des perspectives presque
discordantes, et cependant toujours absolument nécessaires. L’objet central des ces « vedute » reste l’Usine
Kugler, résidence d’une multitude d’artistes, solidement enracinée entre le fleuve et la rivière, qui se rejoignent
un peu en aval ; le Rhône, dont la vigueur de torrent alpin s’est métamorphosée en lente descente vers la mer et
l’Arve impétueuse, qui garde la force structurante des rochers et l’imprévisibilité des précipices. Le triangle de la
jonction revient incessamment, partout, aussi souvent que le calme cours des eaux qui passent, accompagnent les
scènes quotidiennes presque banales, mais souvent poétiques.

L’architecture de l’Usine Kugler représentée sous diverses perspectives qui en soulignent l’alignement des
façades et montre la monumentalité est le pivot objectif dont partent les significations majeures, est vers laquelle
convergent les géométries du tableau. Ce choix descriptif n’est cependant pas uniquement rationnel puisque ce
centre comprend la reconstitution des ambiances ou de menus événements vécus ou racontés : baignade et
navigation sur le Rhône, vie intime des ateliers. Tout un petit monde qui évoque Genève ou Carouge et beaucoup
plus. Enfin, la nature proche du Bois de la Bâtie, et les falaises de Saint Jean sont saisies dans la sensibilité des
variations saisonnières. Mais ce qui compte, c’est qu’il n’y a rien dans l’atelier qui ne réfère au lointain voire à
l’infini. Si le centre est l’Usine Kugler, c’est un centre qui participe aux ruptures de forme, de temps, de
signification, d’espace. Rien ne colle dans ces vues à l’Usine Kugler, dans lesquelles chaque élément a trouvé sa
place adéquate dans l’harmonie d’un l’ensemble bien plus vaste. C’est bien, comme chez Neo Rausch l’unité
paradoxale d’un monde morcelé.

La réflexion de l’auteur est beaucoup plus subtile et spirituelle, en somme, que les anecdotes que l’on croit saisir
du premier coup d’oeil. Ainsi la projection en élévation de nombreux ateliers d’artistes, hors de l’architecture de
l’Usine sont des hommages épurés et rigoureux à des créateurs résidents, que l’auteur estime. Les montagnes du
fond, vagues, témoignages atténués d’une tempête lointaine, sont les ondes qui mènent de l’ici, hic et nunc, vers
un infini que l’on ne saurait atteindre. Les animaux, le chien, le singe, des signes du tarot et de ses instances
vitales tragiques et souvent burlesques, les heureuses tapisseries en jardin du premier plan, réminiscences d’une
miniature érotique indienne, et qui côtoient la vie familiale ou une cité d’enfance en lego, tout cela nous montre
une nouvelle forme de spiritualité picturale.

Une peinture débarcadère. Comme un embarquement sur les quais du quotidien à Kugler, le lieu privilégié de la
création, vers un feu d’artifice de détails et de réminiscences pittoresques, une navigation contradictoire, faite de
rupture temporelle, géographique ou mentale et dominée par un horizon infini.
Ces tableaux austères, réalistes, concrets et conviviaux n’hésitent pas à donner forme à des étincelles surréelles.
Le chien et le singe du Tarot, telle danseuse de Mantegna ou d’un maître flamand, sont autant de clins d’oeil
inattendus, de transgressions qui interdisent tout théorie close du monde - fut-elle la meilleure - et manifestent le
renouvellement infini des significations. Leçon certes de l’ouverture d’un regard sur un thème assez contraint,
mais qui le dépasse dans cette série de variations. Réaffirmation également que l’unité du monde est faite de
multiplicité. Mais une multiplicité qui s’organiserait en s’opposant à son propre morcellement.
Alors tout entre en relation, dans un mouvement de ce qui semblait immobile, et chaque déplacement, chaque
rupture nous mène vers ce dépassement du concret vers un infini spatial. Tout se passe ici et maintenant, mais se
projette dans des zones lointaines. Oui si lointaines ! Face au responsabilités de l’instant, passé et futur, tout
suggère la rupture du cadre. Plus de monotonie alors, mais bien plutôt le vertige d’un quotidien toujours
insaisissable comme si, dit le philosophe, « l’infini ancre son regard en nous ».

Logique dépassée, perspectives improbables, enjambements spatiaux illicites, espaces intérieurs évaginés ! Ce
qui s’impose c’est autant le dépassement que la logique obstinée d’une forte méditation personnelle, enracinée
dans la réminiscence d’expériences vécues : bonheur des jeunes années, vacance en couple avec les enfants,
paysage aimé, mais aussi enracinée dans un « je et les autres », garant de la convivialité quotidienne du grand
atelier de l’Usine Kugler qui est justement, géographiquement à la jonction de deux cours d’eau, le Rhône et
l’Arve dont les eaux profondes, claires au cours lent pour l’un, limoneuse et tumultueuse pour l’autre, s’unissent
dans un voyage désormais commun, venant d’ailleurs et allant plus loin, vers la mer.

Ce sont justement les modalités de cette relation, quasiment spirituelle entre l’Ici et l’Ailleurs qu’il faut aborder
pour saisir, au-delà d’une inspiration générale, l’art de faire discret et cependant très convaincant de Fretz.
Ce qui est au centre de ce travail c’est paradoxalement le sens d’une intime maitrise des coloris et du dessin mais
aussi transgression. Une transgression silencieuse et pourtant bien présente et qui s’exprime par des ruptures, des
passages qui mettent en défit la normalité du temps, de l’espace, de la perspective, et du mouvement.
Une interprétation que confirme peut-être ce lointain chevalier rouge qui surgit vers nous, au-dessus des
montagnes bleues à horizon et dont le cheval reliera d’un saut, un seul, c’est certain, tout les espace du tableau. Il
nous invite, pèlerin de la peinture, à le rejoindre dans cette conquête de ce qui se dérobe toujours.

Mais il est temps d’abandonner ce texte pour revenir aux toiles, pour donner du temps au regard, prêter attention
à l’allégresse des coloris se laisser pénétrer par le silence, se confronter à cette intelligente peinture méditation,
en parcourir les arcanes, en repérer les correspondances. Bref laisser se recréer en nous cet immobile tissu de
signification, pour s’oublier finalement dans une vision d’un monde à l’opposée de l’indifférence : celle d’une
éternité saisie dans l’immobilité de l’instant

Marino Buscaglia, Juin 2010