Le bal des masques et des illusions
lelitteraire.com, dimanche 11 octobre 2015
Philippe Fretz, Le vestibule des lâches, édition établie par Alexandre Loye et l’auteur, collection Re:Pacific, art&fiction, Lausanne, 2015.
Dans son roman corrosif, Philippe Fretz fait — potentiellement et au départ — de Jérémie Carter un artiste et esthète misanthrope : ses pairs dans le monde de l’art, au lieu de s’en rapprocher, l’éloignent. D’où les jeux de chats et de souris, des maîtres et serviteurs qui s’installent implicitement dans ce vestibule. Il ressemble parfois, sinon aux labyrinthes du Procès de Kafka, tout au moins à une « superbe » foire aux vanités. Précieux ridicules, vieux profs souvent artistes ratés, galeristes, artistes de tout style, conservateurs, collectionneurs sont moulinés et laminés dans cette farce grotesque. Elle rappelle que, dans chaque ville du monde où un tel cirque se déploie, celle-ci se pense centre du monde et prouve au passage que ce n’est pas seulement à Venise que les masques cavalent et se pavanent.
Aux commandes de ses marionnettes affublées de pseudonymes au piquant Ricola, Fretz les anime sans concession. Néanmoins, il a l’intelligence de rester en deçà de la réalité tant, toute crue, elle paraîtrait invraisemblable. L’auteur adresse clés ou clins d’œil au lecteur. Mais il ne s’arrête pas en si bon chemin et se joue tout au long de sa fiction d’artistes ou de maîtres à penser le voir qui — selon la formule consacrée — « ont le passeport ». Ils règnent sur leur pré carré avec autant d’hypocrisie que de zèle (lorsque leur intelligence sauve la mise ce qui n’est pas toujours le cas).
Fretz souligne leurs fatrasies autant à coup de bazooka qu’à fleuret moucheté. On y reconnaît entre autres le Mamco (devenu Papco), et Art Press en prend fort justement pour son grade et est fortement dégradé. Quant au héros (semblable et frère du créateur ?), il se défend mal, se laisse mettre en boîte et cultive le repli, la capitulation plutôt que de céder aux compromissions. A l’animosité de Carter fait toutefois place sa condescendance amusée (et parfois amoureuse) ou plutôt un aspect naïf voire « ravi de la crèche » : tout n’est pas basiquement binaire dans ce texte.
Quoique rapide, il montre ce qui se cache sous les dorures des mots et de certains salons où l’on ne fait pas que causer. Les beaux habits des soirées mondaines puent parfois en dépit de leurs parfums pare-fumets. La société de l’art reste le parfait exemple de la société du spectacle. De fait, chacun dans ce théâtre lutte pour son statut. Bien des rois sont nus ou sur un siège éjectable. La farce repose sur des équilibres instables où les différentes formes de liberté peuvent devenir des types d’asservissements. Pour le suggérer, Fretz caresse autant le vénéneux que le velours mais avec distance. Dans ce roman quasi allégorique l’art devient une fleur de cendres.
Jean-Paul Gavard-Perret